Anne Bouillon porte une colère. Celle des femmes épuisées par l’insidieuse domination masculine qui pénètre encore les recoins du quotidien.
Celle des femmes agressées, violées, tuées. Celle des femmes manipulées et contrôlées dont on arrache le corps, dont on ronge la vie. Forgée par « l'injonction à l'indignation » héritée de son éducation, l'avocate nourrie aux
essais féministes a la conviction « que l'on peut changer les choses ». Derrière l'écran qui nous sépare, son sourire assuré est serein.
Col roulé noir devant les codes juridiques rouge pétant, installée dans un bureau à l'éclairage chaud, l'élégante pénaliste de 48 ans est loin d'être une débutante. En 2019, elle décroche la troisième place du « classement des
avocats les plus puissants de France ». Si cette classification ne fait pas l'unanimité dans la profession, sa présence sur le podium en dit long sur son influence. D'autant plus que les femmes y sont plutôt rares. Et les robes noires récompensées pour leurs victoires sur des dossiers de violences sexuelles encore plus. Maître Bouillon, « la féministe » comme elle est présentée
dans le magazine GQ qui publie ce palmarès, ne boude pas sa satisfaction. « Même si ce classement flatte mon ego hypertrophié, plaisante-t-elle, il permet de mettre en lumière le fait que les violences faites aux femmes deviennent un sujet de société. Il s'agit d’une vraie récompense de notre travail .»
Son équipe enchaîne les dossiers — « beaucoup à l’aide juridictionnelle ». Les clientes sont en grande partie des femmes, à la liberté entravée par les hommes. Parmi les faits d’armes de l'avocate, de jeunes Nigérianes, contraintes à la prostitution et qui ont eu le courage de dénoncer leurs proxénètes. Le cabinet les accompagne des premiers entretiens avec les associations jusqu'aux indemnisations versées après le procès.
© Anne Bouillon - Photomontage Florence Lautier
Avec plus de vingt ans d'expérience, une réputation la précède : Anne Bouillon est efficace, pugnace. « Elle est courageuse, combative. Tonitruante. », raconte le journaliste de Ouest-France Thomas Heng, habitué à couvrir les procès au tribunal de Nantes. Ses plaidoiries « ressemblent au personnage », décrit-il : « elle fait partie de ces avocats plaideurs, lettrés » et « n'hésite pas à cogner, et rendre les coups. » Drapée de sa robe, Me Bouillon ne s'encombre pas de considérations militantes. Sauf si cela s'y prête. Pour « élargir la focale », et parce que « le prétoire est aussi un espace politique ». Parfois critiquée sur son engagement féministe par ses confrères et consoeurs, elle ouvre et accepte ce débat. Mais attention à ceux qui le lui reprocheraient une fois devant le juge : « C'est vraiment le niveau zéro de l'argumentation de m'attaquer sur le plan personnel, cela révèle un adversaire à cours d’éléments de fond. » Car le verbe de l'avocate ne s’arrête pas sur le parvis du palais de justice : « C'est nécessaire mais pas suffisant pour porter une parole engagée ». La militante féministe n'hésite pas à accorder des interviews et signer des tribunes. Sa Lettre à Adèle Haenel publiée dans Presse Océan en novembre 2019, n'est pas passée inaperçue. Elle y invite les femmes à porter plainte malgré des institutions judiciaires et policières encore pétries de réflexes patriarcaux. « Je constate de nombreux changements. On est en train de se déconstruire même si c’est très progressif », argumente cette optimiste. Également engagée dans la campagne de la maire socialiste de Nantes, elle a mené une réflexion sur la réduction des inégalités dans
l'espace public. Encore un exemple ? Son investissement pour Citad'elles, lieu d'accueil des femmes victimes de violences. L'avocature n'a jamais été son rêve. Cette fille d'enseignants parisiens ne rejoint la corporation qu’à 29 ans. À l'entendre, c'est presque le hasard qui l'a amenée sur le fauteuil de son cabinet nantais. Diplômée en droit humanitaire, elle enchaîne d'abord plusieurs missions à l'étranger dont une en Bosnie où elle rencontre des avocats qui lui donnent envie de passer le barreau. Ce qu'elle fait de retour en France, « sur le tard ». Mais ne repartira plus. « Figurez-vous qu'entre-temps j'ai rencontré mon mari », Franck Boezec, lui aussi pénaliste nantais réputé. Après deux ans d'expérience dans un cabinet marseillais, elle ouvre le sien, à l'autre bout de la France. La féministe, elle, s'est forgée au fil du temps. Une prise de conscience personnelle d'avoir été souvent ramenée à sa condition de femme puis une salle d'attente qui se remplit de douloureux témoignages. C'est là que la colère s'installe. L'engagement envers les femmes est pris. « Je ne suis pas juste spectatrice de la douleur humaine, j'ai les mains dans le cambouis et je m'engage. » Et puis : « Je ne supporterai pas d'entendre les femmes et de ne rien faire. Donc j'agis, parfois plus ou moins bien, mais j'essaye toujours de faire au mieux pour tenter de combattre cette injustice qui persiste. » Même aujourd’hui, cette habituée du banc des parties civiles continue de questionner l'équilibre entre son engagement militant – la cause pour laquelle elle plaide – et son travail
d’avocate, censée défendre tous les justiciables. Pourrait-elle encore se saisir du dossier d’un auteur de violences conjugales ? Impossible aujourd’hui. « J’ai renoncé à un pan entier de ma profession. Mais j’assume cette place d’avocate militante qui présente son lot d’avantages et d’inconvénients. » Entre ses dossiers, le tribunal où elle « essaye d’aller le plus souvent possible » et le temps accordé à sa parole médiatique, que reste-t-il pour les loisirs ? En sortant du bureau, Anne Bouillon, marathonienne, continue de courir pour promouvoir la sororité, dans un groupe qu’elle a fondé. « Les femmes doivent s’émanciper de cette injonction à la concurrence qui fait le jeu de la domination masculine. » Un filtre que l’on retrouve dans son analyse des débats féministes actuels : « Je regrette un manque de sororité quand j’entends des féministes que je respecte comme Élisabeth Badinter s’offusquer que d’autres voudraient, selon elle, éradiquer les hommes de la terre alors que là n’est pas le débat », explique celle qui s’en réfère à Françoise Héritier. À presque 50 ans, « l’âge parfait, où les femmes ne sont pas encore décrédibilisées », ironise-t-elle, la sagesse de l’expérience lui donne envie d’écrire – « là, justement je suis en train de rédiger une tribune » – pour transmettre, comme à sa fille, ses idées et ses actions. Sous quelle forme ? On n’en saura pas plus. Ce dont on est sûre : Anne Bouillon n’a pas tout à fait fini son procès de la domination masculine.
Justine DANIEL,
Magazine Latitudes.