© Corinne Provost
Anne Bouillon prône un exercice engagé de son métier.
Celle qui est considérée comme l'une des plus grandes
avocates de France entend faire évoluer l'institution
judiciaire et, au-delà, la société tout entière.
Avec d'autres perspectives en vue.
Anne Bouillon n’a pas toujours été féministe. Elle
n’a pas toujours été avocate non plus. Ce mercredi
soir de décembre, au palais de justice de Nantes, elle
plaide pour la victime dans une affaire de violences
conjugales. Ce qu’a vécu sa cliente :
« un piège mental,
un enfer ! »
Conseil de la Fédération nationale solidarité
femmes depuis plus de trois ans et avocate depuis
vingt, Anne Bouillon sait de quoi elle parle. Chaque
jour, elle recueille dans son cabinet les histoires de
celles qui représentent aujourd’hui près de 60 % de
sa clientèle. Et c’est sans compter
« toutes les femmes
que je n’ai pas rencontrées parce qu’elles ont été tuées »,
dont elle défend les mères ou les enfants.
« Je dois
faire vivre ces femmes pendant le procès. J’ai l’impression
de les connaître sans les avoir jamais vues. »
Féministe, elle l’est devenue en partie grâce à ces
victimes. Mais pas seulement. La « tonne » de comportements
sexistes auxquels elle a été confrontée dans
l’exercice de son métier ont bien aidé. Comme ce
juge à qui elle venait
« demander des comptes sur un
dossier »,
et qui la mit dehors manu militari. Ou ces
« vieux bâtonniers corses » qui caressaient les cheveux
des fi lles. « J’ai trouvé insupportable que ma condition
de femme soit considérée comme déterminante dans
l’exercice de ma profession. »
De l’humanitaire au prétoire
La vocation de défenseuse, elle l’a trouvée après ses
études de droit humanitaire et sa courte première
partie de carrière au Liban, en Roumanie et en
Bosnie. Elle rencontre des avocat·e·s à Sarajevo,
qui lui donnent l’envie de tenter le concours d’entrée
du barreau. À presque trente ans, elle s’enferme
avec des codes, travaille nuit et jour. Elle est reçue
majore, prête serment en 2001.
« Dans l’humanitaire,
le problème est traité au niveau global pour atteindre
les individus; dans le métier d’avocat, c’est l’inverse.
Mais la finalité reste la même : faire une différence.
Mon fil rouge a toujours été le sens : ma volonté,
quand je me lève le matin, est d’avoir un impact. »
Anne Bouillon trouve dans les prétoires un véritable
canal d’expression. Au risque de détonner dans les
tribunaux, elle revendique une défense engagée,
considérant que
« l’enceinte judiciaire est un espace
politique ».
Il paraît que les magistrat·e·s nantais·es
la surnomment la Pasionaria; elle déteste.
« C’est
une façon subreptice de me renvoyer à mes émotions
plutôt qu’à mon cerveau.»
À Marseille, elle a commencé sa carrière en plaidant
pour les « petites bonnes », ces filles du Maghreb
qui deviennent esclaves – parfois sexuelles – dans
des familles françaises. En 2003, à son arrivée à
Nantes, Médecins du Monde lui propose de défendre
des étrangères victimes de proxénétisme. Pendant
quinze ans, Anne Bouillon s’emploie à porter la voix
de ces femmes, nigérianes pour la plupart, et à leur
rendre leur dignité.
Lutter contre ses zones de confort
L’avocate exhume en 2010 une jurisprudence de
1945 pour réclamer, et obtenir, plusieurs dizaines
de milliers d’euros de réparation pour le préjudice
que ces femmes ont subi. Huit ans plus tard,
la cour de cassation annule cette décision, mais
Anne Bouillon a trouvé d’autres ficelles afin que
des centaines d’autres puissent toucher des indemnités
suffisamment conséquentes pour repartir à
zéro.
« Ce fut complexe sur les plans juridique, mais
aussi humain. Il m’a fallu trouver le bon moyen de
communiquer avec celles qui peuvent représenter l’altérité
la plus absolue : Nigérianes, anglophones, qui
ont vécu l’enfer sur Terre et ne le racontent ni comme
vous ni comme moi. »
L’avocate a dû déconstruire des
représentations victimaires, éloigner la tentation
de décider pour elles, de les considérer seulement
comme des victimes.
Systématiquement mettre en doute sa posture, ne
pas penser pour les autres, se laisser surprendre
sont devenus l’un de ses crédos. Elle n’y arrive
pas toujours, se trouve « impardonnable » dans ces
moments-là et avoue volontiers ses erreurs pour
déconstruire « l’image de la super avocate ». En
septembre, elle a été classée troisième des trente
meilleur·e·s avocat·e·s de France par le magazine
GQ. Elle souligne :
« J’ai choisi ce métier. Ces femmes
n’ont pas choisi d’être là. »
Il y a trois
ans, elle raconte sans détour être
« parvenue à une maîtrise presque
trop parfaite » de la défense des prostituées.
« J’ai eu le sentiment petit à
petit de passer à côté de ces femmes. »
C’est Charity qui la reconnecte.
Dans son cabinet, cette Nigériane
lui raconte la Libye, la traversée de la Méditerranée,
le bateau qui se dégonfl e, sa peur de mourir, l’île de
Lampedusa, ses deux enfants laissés au Nigeria, sa
mère assassinée. Cette forte personnalité la pousse
dans ses retranchements. « Bousculée », Anne
Bouillon lui fixe des entretiens de plusieurs heures,
pour qu’elle livre toute son histoire. Elle appelle une
amie productrice de documentaires. Un portrait est
en cours de tournage. Charity est toujours sa cliente :
le procès contre ses proxénètes se tiendra à la fin
de l’année.
L’écriture, le militantisme, la politique
En attendant, Anne Bouillon continue de lutter
contre ses zones de confort. Sa notoriété lui offre
des tribunes, dont elle n’hésite pas à se saisir. Hors
des prétoires, elle cocrée aussi le
collectif Rafu, en 2016, avec d’autres
militantes féministes. Des pochoirs
au sol interpellent les passant·e·s
sur les violences faites aux femmes.
Des « minutes de bruit » sont organisées
pour celles qui sont défi nitivement
réduites au silence.
À quarante-huit ans, Anne Bouillon se sent à
l’acmé de sa vie, à un moment où elle est écoutée,
où
« ses détracteurs ont moins voix au chapitre »
, où
elle voudrait se démultiplier. Son emploi du temps
est dense; elle s’en est excusée auprès de sa fille de
treize ans. Elles savent toutes les deux que ça ne
changera guère. L’avocate voudrait trouver l’énergie
de publier un ouvrage sur les femmes et l’institution
judiciaire –
« Écrire, c’est continuer d’exister y compris
quand je serai morte ».
Elle a accepté de figurer en
position non éligible sur la liste de la maire sortante
de Nantes, Johanna Rolland. Un test pour savoir si
elle peut changer la donne par l’exercice politique.
L’avocate lance : « J’aimerais bien être députée » et
évoque une éventuelle campagne dans deux ans,
sans savoir encore si c’est dans cette arène-là qu’elle
sera la plus utile. Anne Bouillon se nourrit toujours
au contact des autres pour puiser de la force. Avec
une amie, elle a créé un cercle de femmes afin de
redonner ses lettres de noblesse à la sororité. Parmi
elles, l’avocate déclame, rieuse, un discours ponctué
de rimes avec « soeurs », et conclut d’un « Vibre, ô ma
soeur ». Tout un programme.
Textes :
Clémence Leveau
pour
Femmes ici et Ailleurs