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Anne Bouillon interrogée par Pleine Vie

C’est l’une des avocates françaises les plus puissantes du moment, selon le magazine GQ. Dans sa vie personnelle comme professionnelle, cette féministe engagée ne rend jamais les armes.
 
Publié le 01/02/2022 - Dernière modification le 02/02/2022.

© Motortion / Gettymages

Réputée pour sa pugnacité et sa force de caractère, l’avocate nantaise Anne Bouillon a su se faire un nom parmi les ténors du barreau en défendant sans relâche les femmes victimes de violences conjugales. Un combat féministe qu’elle porte aussi au-delà des tribunaux, notamment à travers son implication bénévole au sein de la Fédération nationale solidarités femmes (FNSF), de plusieurs collectifs d’avocates et sa participation à un cercle de sororité, valeur à laquelle elle croit dur comme fer pour que chaque femme puisse prendre sa place.


D’où vous vient votre flamme féministe ?
Jeune, j’ai été totalement épargnée de toute forme de sexisme. Mes parents m’ont éduquée avec l’idée que j’étais libre de pouvoir choisir là où je voulais aller, mais surtout que, en m’engageant, je pouvais faire la différence. C’est un cadeau énorme qu’ils m’ont fait et qui m’a permis de grandir dans un milieu où les déterminismes sociaux n’étaient pas une fatalité. Si bien que je n’ai découvert le sexisme qu’une fois devenue avocate. Pour moi, l’élément fondateur de mon engagement féministe remonte à un épisode bien précis de ma carrière professionnelle, lors d’une altercation avec un procureur, qui m’a agrippé le bras et m’a fait sortir de son bureau. Si j’avais été un homme, il aurait peut-être vociféré
sur moi ou m’aurait demandé de partir, mais il n’aurait pas franchi la barrière de me toucher.


La déconstruction passe d’abord et surtout par l’éducation des enfants, et en particulier des filles

Comment voyez-vous l’évolution du combat féministe aujourd’hui ?
Il a considérablement évolué. Et, selon moi, le basculement est intervenu avec le mouvement #MeToo, dans la foulée duquel d’autres mouvements similaires, à l’image de #Balancetonporc ou #Pépitesexiste, ont suivi sur les réseaux sociaux. Tous ces témoignages ont contribué à libérer la parole des femmes de façon totalement inédite. Dans ma pratique professionnelle, j’en vois aussi les effets positifs parce que ma parole d’avocate est aussi plus libre qu’avant. Pour autant, l’émancipation des femmes reste un combat d’hyperactualité. Si le modèle patriarcal est en train de s’effriter, je mesure encore l’immensité du chemin qui reste à parcourir. Tous les jours, je rencontre des femmes qui viennent déposer devant moi des parcours de souffrance, de rabaissements et de contraintes sexuelles vécus au sein de leur couple. Au-delà des violences, je suis stupéfaite que, en 2021, les femmes ne puissent pas encore jouir de leur corps, mettre une burqa ou une minijupe,
être grosses, vieilles, avoir leurs règles ou des poils, ne pas avoir d’enfant, sans que toute la société s’en mêle ! Je pensais pourtant que ces combats avaient été menés et acquis par nos grands-mères et nos mères. En réalité, les acquis sont précaires et nos habitus collectifs bien ancrés.

Pourquoi cette émancipation est-elle si difficile à atteindre ?
Qu’il s’agisse de nos institutions politiques comme de nos structures familiales, religieuses ou même universitaires, la société a été construite par et pour les hommes. De fait, toutes les sphères de notre société fonctionnent selon un modèle patriarcal, avec des places assignées à chacun et un contrôle exercé de manière puissante par les hommes sur les femmes. C’est dire si c’est compliqué de s’attaquer à ses fondements ! Rien n’est plus menaçant pour l’ordre établi que cette idée d’égalité parfaite entre les femmes et les hommes. Encore plus lors de périodes de grande incertitude comme celle que nous vivons actuellement, où il peut être plus rassurant de se replier sur une organisation déjà connue, aussi inégalitaire soit-elle.

Comment, dès lors, s’y prendre pour instaurer un changement durable ?
La déconstruction passe d’abord et surtout par l’éducation des enfants, et en particulier des filles. Cela prendra plusieurs générations, mais c’est la condition pour pouvoir se départir de la vision genrée et normée de la place qu’occupent les femmes dans la société, souvent à leur corps défendant. L’écologie est aussi une dimension fondamentale du féminisme. Elle introduit un rapport au monde qui n’est plus de l’ordre de l’exploitation mais du respect et de la coopération entre les hommes et femmes par rapport à la nature. C’est donc un changement total de paradigme, mais c’est surtout un projet de société hyper excitant, dont personne ne ressortira opprimé. Y compris les hommes qui doivent pouvoir s’autoriser à être dans la parentalité,
l’émotion ou la sensibilité s’ils le souhaitent. C’est finalement très reposant pour tout le monde de venir déconstruire ces schémas patriarcaux, mais aussi tellement réjouissant de pouvoir s’émanciper des injonctions à être ou ne pas être.

Pensez-vous qu’il faille inclure les hommes dans cette lutte féministe ?
Dans une certaine mesure, peut-être, mais encore faut-il qu’ils soient d’accord pour une remise à niveau complète de leurs privilèges ! Certains le sont, c’est vrai. Je pense toutefois qu’il est important que les femmes puissent avoir des espaces d’échanges en non-mixité où leur parole est déposée dans un espace bienveillant et sans filtre. Des espaces où la sororité est reine, qui nous font beaucoup de bien, et qui nous permettent de faire front ensemble. Personnellement, je suis très vigilante à ne reproduire aucun système de domination entre femmes. Il m’arrive de répondre à des injonctions de genre mais, quand je le fais, je parviens à le voir. Ce qui me permet de rectifier mon attitude.

Pour autant, les femmes françaises sont loin d’être les plus mal loties…
La contrainte qui pèse sur le corps des femmes est non seulement une constante historique, mais elle est vraie partout dans le monde, avec des modèles d’émancipation plus ou moins aboutis. Si l’on cite souvent les pays scandinaves comme un modèle, l’Espagne mène depuis deux décennies des politiques publiques de grande envergure et a débloqué des moyens colossaux pour lutter contre les violences domestiques. Résultat : deux fois moins de femmes meurent sous les coups de leur (ex-)conjoint qu’en France. Signe que la volonté politique est décisive pour faire de cette lutte une priorité nationale.

La justice est-elle à la hauteur, qu’il s’agisse de protéger les femmes ou de punir les auteurs ?

Non, elle ne l’est pas, mais elle progresse bien. Des outils incontournables tels que l’ordonnance de protection, le téléphone Grand Danger ou le bracelet antirapprochement ont été mis en place. Côté formation, les magistrats et les policiers sont mieux habilités à accueillir et accompagner les victimes, même si les disparités territoriales persistent. La justice ne peut pas tout. Je ne crois pas aux vertus pédagogiques des sanctions pénales lourdes du conjoint violent. Si je les réclame, c’est uniquement pour protéger mes clientes.


Quelle est votre plus grande victoire ?
Mes victoires sont celles du quotidien, à chaque fois qu’une de mes clientes me dit qu’elle se sent libérée, qu’elle peut à nouveau vivre normalement, sans avoir à gérer les aléas imprévisibles des colères de son conjoint. Plus généralement, j’éprouve aussi une grande satisfaction de voir à quel point les générations actuelles se saisissent de cette question de l’émancipation. À côté, je fais presque figure d’ancienne.

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