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Lettre ouverte à Adèle Haenel

Anne Bouillon adresse une lettre ouverte à Adèle Haenel pour encourager les femmes à déposer plainte dans le cadre de violences conjugales
 
Publié le 18/11/2019 - Dernière modification le 30/07/2021.
© Nathalie Bourreau - PO

Chère Adèle Haenel,

La justice ignore les femmes, j’ignore la justice », avez-vous dit à Mediapart…

Assurément, une telle assertion ne va pas aider l’avocate que je suis à convaincre les femmes que je défends d’y aller… en justice ! Elles qui, si souvent, sont pétrifiées avant et déçues ensuite.

Je ne peux pourtant vous donner tort…

Du dépôt de plainte à l’exécution de la peine pénale en passant par la phase tant redoutée de l’audience, trop souvent les femmes souffrent en justice.

«Les femmes se sentent abandonnées et parfois livrées en pâture»

Oui et quoi d’autre ? demande d’une voix forte le planton à l’accueil du commissariat à l’une qui vient se plaindre du harcèlement constant de son conjoint.

Il vous aime trop Madame à l’autre qui tente de déposer plainte pour des violences et des insultes. Celle-là rentre chez elle comme elle en était partie et y subit un viol quelques jours plus tard. L’auteur des faits est aujourd’hui en prison.

Vous auriez pu protéger vos enfants assène une magistrate à la mère de famille violentée par un mari qui n’épargnait personne.

Sans mentionner les sempiternels comment étiez-vous habillée ?, avez-vous vraiment dit non ? pensez un peu aux enfants… si vous ne déposez pas plainte nous ne ferons rien ! ce n’est pas un si mauvais père tout de même…

Les femmes sont d’abord renvoyées à leur propre responsabilité puis à leurs pénates. Elles se sentent abandonnées et parfois livrées en pâture.

Elles sont plus qu’ignorées. Elles sont maltraitées. Mes dossiers débordent d’exemples.

Et il ne s’agit pas de loupés pour reprendre la terminologie du ministre de l’Intérieur.

Il s’agit d’archaïsmes culturels construits autour de réflexes misogynes.

Ceux-là même qui causent des carences béantes dans la protection des plaignantes. La récente et courageuse enquête du Parquet général de la cour d’appel d’Aix-en-Provence démontre que près de 80 % des auteurs de féminicides avaient déjà commis des actes violents sur leur conjointe et que 55 % d’entre eux avaient des antécédents judiciaires pour des faits de violence ( Le Monde du 25/10/19).

«Modèle inégalitaire»

Les juges et les enquêteurs savent enquêter, poursuivre, juger et condamner. Protéger n’est pas dans leur ADN et lorsque la garde des Sceaux exhorte les Procureurs à développer une culture de la protection alors tout est dit !

Pourquoi cela ? Osons une brève et incomplète analyse systémique.

Notre société tout entière a choisi de s’organiser autour d’un modèle inégalitaire, nous le savons et vous l’avez rappelé. La domination masculine est si profondément ancrée dans notre fonctionnement collectif qu’elle en devient parfois invisible à l’œil nu, y compris par celles qui la subissent, y compris par celles et ceux qui la cultivent, parfois à leur corps défendant. Il est compliqué de se départir de millénaires de civilisation sexiste. Cela requiert volonté et vigilance. Imaginer que l’institution judiciaire, policière soient imperméables à la domination de genre est faux.

Les avocats, les policiers, les magistrats sont comme vous et moi. Pétris de l’idée de ce que la parole des femmes peut, par essence, être suspecte et que finalement les violences conjugales, les violences sexuelles, il faut parfois composer avec… L’idée d’un seuil tolérable, d’un seuil inévitable de violence est profondément ancrée en nous.

Il faut du temps et la justice n’est pas rapide pour déconstruire et reconstruire…

Vous avez indiqué que vous n’iriez pas en justice. Il ne m’appartient certainement pas de vous dire que vous avez tort. Surtout après les lignes écrites plus haut.

«Un mouvement est amorcé»

Je note que le Parquet de Paris n’aura pas entendu votre souhait, lui qui s’est saisi des faits tout de même… Néanmoins je peux vous dire qu’un mouvement est amorcé.

Des magistrats, des avocats se forment, des policiers affichent clairement leur volonté de mieux faire. Des procureurs se mobilisent et donnent des instructions claires. Des outils juridiques sont pensés et proposés pour améliorer la protection des femmes et la prévention de ces meurtres qui ponctuent notre quotidien.

Par exemple des audiences pénales spécialisées sur les violences familiales s’organisent. A Nantes, c’est le cas. Cela n’a pas été simple à mettre en place. Les magistrates à l’origine du projet ont dû croiser le fer avec les tenants d’un immobilisme rassurant, mais aujourd’hui ces audiences fonctionnent. Elles ne désemplissent pas. Et elles ne sont le lieu ni de la domination féminine ni de la distribution de peines pénales vengeresses. Les juges continuent de faire leur travail ; présomption d’innocence, administration de la preuve, proportionnalité de la peine y ont toute leur place.

« Il reste beaucoup de travail»

Mais le mépris, la méfiance, les clichés, la violence institutionnelle n’y ont plus droit de cité.

Il reste beaucoup de travail à accomplir. Au sein de l’institution comme partout ailleurs.

Mais je crois, moi, que les procès se tiennent dans les salles d’audience. Que des paroles telles que la vôtre doivent y être portées. La justice a ce pouvoir incroyable de remettre le monde à l’endroit : la victime à sa place et l’auteur à la sienne. Sans haine ni passion. La justice joue un rôle pour que la mue de notre société continue de s’opérer vers plus d’égalité et moins de violence.

Saisissons la justice ! Exigeons d’elle qu’elle soit à la hauteur ! C’est toute la considération qu’il convient de lui porter !

Anne Bouillon, avocate

(*) L’actrice Adèle Haenel accuse le réalisateur Christophe Ruggia «d’attouchements» et de «harcèlement sexuel».

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